B.1 Budget participatif. Le modèle de Porto Allegre en débat

De Les droits humains au coeur de la cité
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La budgétisation participative, explique l’économiste brésilien Ubiratan de Souza, est « un processus de démocratie directe, volontaire et universel, par lequel la population peut discuter et définir le budget et les politiques publiques. Elle est une combinaison entre la démocratie directe et la démocratie représentative. » [1]

L’initiative de “budget participatif” est née dans le laboratoire politique et social du Brésil des années 1980, essentiellement dans des villes dirigées par des formations de gauche, en particulier le Parti des travailleurs (PT), la formation du président Luiz Inacio “Lula” da Silva.

La budgétisation participative a d’abord été un projet politique, lié à la volonté du PT de conscientiser et de mobiliser les citoyens autour d’une alternative de gauche, après de longues années de régime militaire (1964-1985) et de domination de la vie politique par des formations conservatrices.

Porto Alegre fait figure, dans ce contexte, de ville emblématique. Le budget participatif y a été adopté en 1989 et progressivement mis en œuvre : en 1995, la moitié du budget municipal était décidée sur cette base.

Le budget participatif a permis de privilégier les besoins essentiels de la population, et en particulier ceux des groupes les plus défavorisés. Ainsi, alors que 49% seulement des habitants avaient accès à l’eau en 1989, ils étaient 98% huit ans plus tard.

De nombreuses villes brésiliennes se sont inspirées de l’exemple de Porto Alegre et le modèle a été repris par des centaines de communes de par le monde, de Villa El Salvador (Lima, Pérou) à Saint-Denis (banlieue parisienne).

Les principes

La budgétisation participative repose sur deux principes essentiels :

  • Le droit des citoyens à une participation directe aux affaires de la Cité. Dans le contexte du Brésil, cette mobilisation des citoyens a cherché en particulier à éliminer les pratiques de clientélisme et les formes de domination sociale et de dépendance personnelle qui s’exerçaient le plus souvent de manière arbitraire et au détriment des intérêts de la population la plus pauvre.
  • L’élaboration et la discussion publiques du budget municipal. Le système mis en place à Porto Alegre prévoit une participation citoyenne sur base territoriale : la ville a été divisée en 16 secteurs et tous les citoyens sont invités à des réunions publiques par secteur, au cours desquelles ils peuvent exprimer leurs besoins et préciser leurs priorités.

Parallèlement, se déroulent des consultations sur base thématique (logement, voirie, éducation, santé, etc.), auxquelles participent les associations (syndicats, entrepreneurs, étudiants, mouvements communautaires, etc.). Les sujets peuvent changer au fil des ans et selon l’importance relative que la population accorde à certains enjeux.

Des représentants de la municipalité sont présents dans toutes ces réunions sectorielles ou thématiques, afin de fournir aux participants des informations techniques, légales ou financières et de faire des propositions.

Les priorités définies par chaque secteur et par chaque commission thématique sont ensuite communiquées au Cabinet de planification, qui élabore le projet de budget municipal et fait des propositions chiffrées.

Celles-ci sont alors discutées au sein de commissions formées de délégués des secteurs et des commissions thématiques, avant d’être présentées et votées au Conseil municipal.

Ce dernier ne suit pas nécessairement à la lettre les requêtes exprimées par les commissions de district et thématiques. Il peut en rejeter certaines pour des raisons techniques. Il peut également “pondérer” les priorités et propositions issues des consultations populaires, en établissant des clés de répartition des dépenses qui favorisent les quartiers les plus pauvres. La commune informe largement sur le budget, ses procédures d’élaboration et sa mise en œuvre, notamment au cours de rencontres avec les habitants et par le biais de son site Internet, car l’information du public est un élément clé de la réussite de cette budgétisation participative.

Un enjeu démocratique

Dans l’esprit de ses initiateurs brésiliens, le budget participatif incarne un projet politique clairement affirmé de renforcement (p.32) de l’exercice d’une citoyenneté active, considérée comme une force légitime de proposition. (p. 33)

Il met également en cause l’idéologie néolibérale de l’Etat minimum, en confrontant les autorités publiques municipales à leurs responsabilités face aux demandes des habitants pour de meilleurs services publics.

Tout aussi fondamentalement, il vise à ce que les plus pauvres se prennent en main, assument un rôle accru dans la vie de la Cité et, armés de nouvelles connaissances et de nouveaux leviers d’action, luttent contre les inégalités et les injustices et contribuent à réformer la société.

La budgétisation participative bouscule inévitablement les relations entre les citoyens et les “détenteurs du pouvoir” ou “les maîtres du savoir”. Elle implique des concessions de souveraineté et de prérogatives de la part des acteurs traditionnels du pouvoir municipal.

« Les partis politiques délèguent à l’ensemble de la population le droit d’être sujet direct dans le processus d’élaboration des décisions qui touchent à sa vie sur le plan politique et économique, note la revue DIAL dans une étude du modèle de Porto Alegre.[2] Le gouvernement cesse d’être soumis uniquement à la pression des groupes les plus favorisés, qui ont le plus d’accès aux agents publics et aux formateurs d’opinion ».

Les avantages

La budgétisation participative est devenue une référence dans le discours de nombreuses organisations internationales. Des divergences existent toutefois sur sa signification. Pour certains, il s’agit essentiellement d’une logique gestionnaire, qui favorise l’écoute des administrés et promeut l’efficacité, la bonne gouvernance et une plus grande responsabilisation des élus et fonctionnaires municipaux. Pour d’autres, proches de mouvements progressistes, le budget participatif est un outil de conscientisation et de mobilisation qui ne doit pas seulement viser à « entendre la voix des habitants », mais aussi contribuer à modifier en profondeur les structures politiques, économiques et sociales. Il répond à une logique politique (« la démocratisation de la démocratie » et sociale (l’inversion des priorités, afin de favoriser les groupes défavorisés).

Qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre de ces tendances, les partisans de la budgétisation participative s’accordent à souligner que cette pratique :

  • permet de rendre les décisions municipales plus transparentes, de “responsabiliser les responsables” communaux et dès lors de réduire les risques de clientélisme, de népotisme et de corruption ;
  • améliore la gestion municipale en incorporant un spectre plus large d’idées et de propositions ; élargit la participation citoyenne au-delà des rendez-vous électoraux ;
  • renforce l’appui public aux processus démocratiques ; mobilise des personnes généralement exclues des processus de participation ;
  • favorise une allocation plus équitable des services publics en vertu des besoins de la population ; améliore les connaissances et les compétences de la population.

Les défis

La plupart des études sur la budgétisation participative au Brésil reconnaissent que celle-ci a permis de réorienter les investissements municipaux dans les secteurs clés de la santé, du transport ou de la voirie, au bénéfice des groupes et personnes défavorisés.

Toutefois, en dépit de réels succès, les initiatives de budgétisation participative n’ont pas atteint tous les objectifs que ses créateurs lui avaient fixés. Si la participation des associations et groupes professionnels est intense, celle des simples citoyens, surtout les plus pauvres et les moins éduqués, est beaucoup moins significative. À Porto Alegre, le projet a bénéficié d’une politisation particulière de la population locale : la plupart des individus qui se sont engagés dans les discussions du budget participatif avaient préalablement milité dans des associations ou pris part à des actions de protestation.

Cependant, même dans cette “ville modèle”, seuls environ 10% des habitants participent habituellement aux discussions du budget participatif et les plus pauvres parmi les pauvres sont restés assez souvent à l’écart des mécanismes de participation et de leurs bénéfices.

Certains soulignent également des effets inattendus. « Les différentes communautés peuvent rivaliser entre elles pour obtenir des fonds et les citoyens peuvent avoir des attentes exagérées de ce processus de participation », constate Sustainability Solutions, une coopérative canadienne spécialisée dans le développement communautaire. Les réunions publiques organisées par secteur géographique peuvent également déboucher sur la défense d’intérêts immédiats et hyperlocaux au détriment d’une vision plus globale et à plus à long terme de la ville.

Par ailleurs, les partisans d’une gestion municipale plus traditionnelle, c’est-à-dire moins participative, font souvent de l’obstruction. Certains édiles communaux craignent de perdre leur propre pouvoir, qu’ils estiment seul légitime car issu des urnes et plus représentatif de l’ensemble de la population. D’autres s’inquiètent d’une érosion, voire d’une manipulation au sein d’assemblées populaires, des procédures formelles de la démocratie représentative.

Des services communaux peuvent également tenter de freiner une évolution qui tend à réduire leurs prérogatives et à perturber, particulièrement dans le secteur des travaux publics, des relations de clientélisme établies avec des groupes industriels ou professionnels travaillant avec la commune.

Plus généralement, comme le souligne Sustainability Solutions, la mise en place d’un système de budgétisation participative représente un coût réel en termes de temps et de ressources, à la fois pour les citoyens, les associations et les autorités communales.

L’expérience brésilienne enseigne que les communes ne peuvent vraiment s’engager dans ce type d’initiatives que si elles disposent de recettes suffisantes. En réalité, le modèle brésilien n’a pu réellement se développer qu’après l’adoption dans la Constitution de 1988 d’un nouveau système de financement accroissant les ressources des communes. Dans certaines villes, l’adoption d’un budget participatif est allé de pair avec une hausse des impôts locaux, prélevés sur les détenteurs des revenus les plus élevés.

Le succès dépend-il de la tendance politique des partis au pouvoir ? Si au Brésil, le Parti des Travailleurs n’a pas le monopole de l’expérience de budgétisation participative, il apparaît que c’est généralement dans les villes où il gouverne que le système fonctionne le plus efficacement en faveur des populations déshéritées, contribuant ainsi à l’expansion des droits humains, particulièrement des droits économiques et sociaux.

Lors de changements de majorité, notamment au détriment de formations de gauche, la budgétisation participative a parfois été affaiblie, voire abandonnée.

Cette participation, toutefois, n’est pas sans risques ni ambiguïtés. Si la budgétisation participative ne se fixe pas clairement pour objectif de lutter contre les inégalités, elle pourrait au contraire favoriser les intérêts des groupes ou des citoyens les plus favorisés et accroître les disparités entre les habitants.

Comme le signale Patrick Bodart, le coordinateur de Periferia, une association belge d’appui à la participation citoyenne, pour donner son sens à la budgétisation participative, il faut :

  • Une volonté politique. La signification et l’influence de la budgétisation participative dépendent du niveau de pouvoir qui le porte et le met en œuvre : le maire, un adjoint, un service administratif ou un échevin.
  • Des ressources à redistribuer. La budgétisation participative doit porter sur une partie significative du budget municipal. Or, le budget soumis à débat se limite souvent aux décisions d’investissement. Quant aux montants ouverts à la discussion, ils ne dépassent que très rarement les 10% du total.
  • Une mobilisation de la population. Celle-ci est souvent irrégulière et fluctue au cours des années. Dans certaines villes, après une phase marquée par la volonté d’encourager la participation de simples citoyens, la représentation de la population est de plus en plus assumée par des groupes intermédiaires, des associations ou organisations (professionnelles, syndicales, communautaires, etc.), qui risquent de « confisquer » l’expression populaire.


Sources & pour en savoir plus

Participatory Budgeting in Brazilian Cities : Limits and Possibilities in Building Democratic Institutions, Celina SOUZA, University of Birmingham, 2001, 26 pages. Cette étude présente l’historique de l’introduction de la budgétisation participative, dresse le bilan du modèle brésilien et compare diverses expériences, notamment à Porto Alegre et Belo Horizonte, sans sous-estimer les difficultés de leur mise en œuvre.

New Guide to Participatory Budgeting Processes. Publié par l’association pour le changement social, The Engine Room, le 7 avril 2017.https://www.theengineroom.org/new-guide-to-participatory-budgeting-processes/

« Nouvelles sphères publiques au Brésil : démocratie locale et délibération politique », in Gestion de proximité et démocratie participative – Une perspective comparative, Leonardo AVRITZER, Paris, La Découverte, 2005, 237 pages.

Expériences similaires

En France

L’exemple de la ville de Grigny (Essonne)

Cette ville de 8 500 habitants fait figure de pionnière en France. En 2005, elle a lancé un projet de budget participatif visant à favoriser la participation active des citoyens dans l’élaboration et le suivi de la politique municipale.

Ce budget participatif porte essentiellement sur les travaux d’infrastructures. Il permet non seulement l’implication des habitants dans la sélection des priorités et dans les décisions, mais aussi une meilleure traçabilité des engagements financiers. Le bilan est jugé largement positif, à la fois par les citoyens, les élus et les fonctionnaires municipaux. « En plus des vertus pédagogiques du dispositif, l’ambiance générale de la ville s’est considérablement améliorée », affirme le maire, M. René Balme.

Actualisation

D’autres villes, comme Paris en 2014, Rennes, Montreuil ou Grenoble, ont créé leur budget participatif. Le site www.lesbudgetsparticipatifs.fr fait très utilement le point sur ces expériences françaises.

En Belgique

Certaines communes belges ont adopté des projets limités de budget participatif, à l’instar de la commune de Thuin, dont l’expérience est présentée dans le Vade-mecum de la démocratie participative à destination des pouvoirs locaux, publié en 2008 par la Région wallonne, qui y consacre une fiche en pages 62 et 63. L’ouvrage est disponible à l’adresse : http://pouvoirslocaux.wallonie.be/jahia/webdav/shared/Circulaires/Institutions/VDMtexte.pdf Le vade-mecum définit également ce que sont budget participatif et enveloppes de quartier : « Le budget participatif consiste à faire participer les habitants volontaires aux discussions et aux décisions concernant l’allocation du budget communal, soit de manière globale, soit sur une thématique particulière (l’aménagement d’un quartier, par exemple), soit sur les décisions d’investissement. Les formes municipales de budget participatif sont multiples, mais elles font souvent intervenir des comités ou conseils de budget participatif, composés de citoyens, de représentants de la société civile, d’élus et de fonctionnaires.

Les enveloppes de quartier relèvent également de la coproduction, voire, selon certains, d’une délégation de pouvoir. Le principe consiste à octroyer un certain budget aux quartiers qui composent la municipalité, à charge pour eux de les affecter aux projets qu’ils jugent utiles et prioritaires. Des assemblées de quartier, généralement ouvertes à tous, sans élection de représentants (mais avec éventuellement l’élection d’un comité d’organisation et d’animation), sont mises sur pied à cet effet. Il s’agit d’un système moins ambitieux que le budget participatif. » (p. 29)

Charleroi

Au-delà de la convivialité, l’espace public. Les budgets participatifs du CPAS de Charleroi, Loïc GERONNEZ et Patrick BODARDT, Periferia/Centre Public d’Aide Sociale de la ville de Charleroi, 49 pages. Cette description détaillée des projets parrainés par le CPAS dans le cadre de ses budgets participatifs apporte une très belle réflexion sur l’importance de la participation citoyenne, qui promeut à la fois l’épanouissement des individus et le développement d’un sentiment d’appartenance et de solidarité au sein de la ville.

Le réseau 9 URB-AL

Appuyé par la commission européenne, ce réseau euro-latino-américain favorise les échanges d’expériences entre les municipalités des deux continents, notamment en matière de budget participatif.

Actualisation

En 2014, l’association Periferia a publié un guide intitulé Un budget public réellement participatif, est-ce possible en Belgique ?, qui fait le point sur la pertinence et l’application de ce concept en Belgique.

Références

  1. Ubiratan de Souza est notamment l’auteur, avec Traso Genro, de Quand les habitants gèrent vraiment leur ville. Budget participatif : l’expérience de Porto Alegre, Editions Charles Léopold Mayer, Paris, 1998.
  2. « Construire la démocratie. Le cas exemplaire du budget participatif », DIAL (Diffusion de l’information sur l’Amérique latine), N°2451, 1-15 mars 2001.