A.8 Un échevinat des droits de l’homme, pour quoi faire ?

De Les droits humains au coeur de la cité
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Jacques Benthuys a été le premier échevin des droits humains en Belgique francophone. Réalisée en 2010, cette interview reste éclairante pour comprendre l’intérêt d’une telle fonction.

Jacques Benthuys est un homme très occupé. Ingénieur de formation, il est non seulement échevin des bâtiments et de l’énergie, mais aussi de l’enseignement (« un poste qui me tient particulièrement à cœur, car l’école est un moyen de réduire les inégalités des enfants devant la vie », explique-t-il). outre la sécurité et l’hygiène, la laïcité, le protocole et les jumelages, il cumule également, en une intéressante alchimie, l’échevinat des droits de l’homme et de la coopération nord-sud. Homme engagé, il nous parle de ses combats de toujours. Rencontre.

Monsieur Benthuys, vous êtes le premier échevin des droits humains en Belgique francophone. Qu’estce qui a amené la commune d’Ottignies à créer cet échevinat ?

Jacques Benthuys : « Je suis devenu échevin en 1989. Cette année-là, on commémorait le bicentenaire de la Révolution française et de la première Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. C’est à cette occasion que j’ai proposé la création d’un échevinat des droits de l’Homme.

Mais pour tout vous dire, il y avait une seconde raison. De 1970 à 1972, j’ai travaillé en Algérie, avec ma femme, dans le domaine de la coopération au développement.

À l’époque, alors qu’on percevait déjà une montée de l’islamisme, un ami algérien nous a dit, lors d’une réunion : « Surtout, ne nous laissez pas tomber ! L’Europe a bien sûr mené une politique coloniale, avec toutes ses conséquences, ses errements, mais elle a aussi amené des valeurs de respect de la femme, d’égalité entre les hommes, de séparation de l’Église et de l’État. Laisser tomber ces valeurs-là, ce ne serait pas rendre service à nos populations. » J’ai été très marqué par cette réflexion.

Est-ce important pour une commune d’avoir un échevin des droits humains ?

Aaah ça, c’est la première question qui m’a été posée par la minorité au Conseil communal, lorsque j’ai proposé la création de cette fonction !

Il me semblait important d’avoir un “ guichet ” pour le citoyen, c’est à dire un endroit où la personne qui se sent victime de non-respect à son égard peut exposer ses griefs et être ensuite aiguillée vers une personne de l’administration, un fonctionnaire relais, qui pourra examiner comment prendre en charge son problème.

Ensuite, ce qui est également essentiel, c’est d’avoir une vision transversale du respect des droits de l’Homme. Cette compétence doit absolument irradier tous les autres domaines, que ce soit l’accès à la culture, le droit au logement, les problèmes sociaux…

Enfin, au-delà des mesures que peut prendre cet élu, annoncer que la commune s’est dotée d’un échevin des droits de l’Homme, c’est aussi important sur le plan symbolique.

Un échevin des droits humains contribue-t-il réellement à cette transversalité que vous venez d’évoquer ? ou, au contraire, ne sert-il pas d’alibi pour les autres échevins qui peuvent se reposer sur lui en toute bonne conscience, en se disant : « on a un échevin des droits humains, à lui de s’occuper de ces questions » ?

Je pense que ça aide vraiment à cette transversalité. Je n’ai jamais eu de problèmes de cet ordre avec les autres échevins. Dans la déclaration de mandature, les droits de l’Homme sont mentionnés. Évidemment, cette vision transversale doit se concrétiser à travers les décisions que prend le collège.

Pensez-vous qu’il soit préférable pour une commune d’avoir un échevin des droits humains ou une commission des droits de l’homme, composée d’élus, de membres associatifs et de simples citoyens, susceptibles de proposer des actions et de veiller à leur bonne application ?

C’est une réflexion qu’on n’a pas menée. Nous avons déjà beaucoup de commissions (notamment une commission Nord-Sud et une autre qui s’occupe de l’accueil des personnes étrangères) et dans chacune d’entre elles, cette préoccupation pour les droits de l’Homme est déjà prise en compte. Que pourrait apporter de plus une commission des droits humains ? Je n’en sais rien. Il faudrait voir ce qui se passe ailleurs. Un écueil, c’est que dans ces différentes commissions, ce sont souvent les mêmes personnes qu’on retrouve et on ne touche pas les autres publics. Ceci dit, je suis ouvert…

Quelles sont les actions concrètement mises en œuvre ?

Je citerais tout d’abord la sensibilisation des enfants dans les écoles. Nous sommes pouvoir organisateur de l’enseignement communal et avons fait inscrire la sensibilisation aux droits humains dans les projets d’établissements. C’est important.

On demande aux enseignants d’avoir cette démarche à l’esprit et d’organiser diverses activités de sensibilisation au respect des droits de l’Homme tout au long de la scolarité. C’est dans ce cadre que s’inscrit le Conseil communal des enfants, créé en 1989. S’il en existait déjà un à Waremme, nous avons été une des premières communes wallonnes à nous lancer dans ce type de projet pédagogique, qui marche très bien avec les enfants de 10-12 ans, mais se révèle plus difficile à mettre en œuvre avec les adolescents.

Il faut aussi mentionner les Tambours pour la paix[1], une manifestation initiée par le journaliste, poète et résistant liégeois Arthur Haulot. [2]

Les hommes ont toujours battu le tambour pour partir à la guerre. Il a voulu inverser symboliquement cette tendance et a proposé que, dans des écoles du monde entier, au même moment, les enfants battent tambour pour la paix. [Cette idée a ensuite été reprise par l’UNESCO et, chaque année, le 21 mars, des écoles et communes du monde entier, perpétuent cette action.] C’est l’aspect ludique qui introduit à une réflexion.

Ensuite, nous organisons des expositions et autres activités de sensibilisation aux droits humains destinées soit en priorité aux jeunes, soit à un public plus large. Nous ne les montons pas nous-mêmes, mais nous faisons appel à des organismes spécialisés, comme le MRAX [Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie], par exemple.

Avec ma collègue qui a les sociétés patriotiques dans ses attributions, nous venons d’organiser une exposition sur le camp de concentration de Breendonk. On fait aussi partie des villes “ Territoires de Mémoire ” [3], des “ villes contre la peine de mort ”[4] ou du “ réseau international des maires pour la paix ”

Et sur le plan des symboles, nous avons baptisé “ avenue des droits de l’Homme ” l’artère qui entre dans Ottignies en venant de Wavre. Voilà une manière emblématique de marquer l’adhésion de la ville à cette problématique ! Nous avons aussi projeté d’installer des sculptures en relation avec les droits de l’Homme sur les ronds-points.

Quant au Conseil communal, il a fait citoyens d’honneur une série de personnalités : la birmane Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix en 1991, et Ingrid Betancourt, candidate à la présidence de la République colombienne et otage des FARC pendant plus de six ans ; mais il a aussi mis à l’honneur des citoyens qui habitent la commune, comme Philippe Hensmans, le directeur d’Amnesty international Belgique francophone.

La plupart des actions citées ont trait à la sensibilisation des enfants ou du grand public. à part le guichet droits de l’homme, y a-t-il d’autres actions plus concrètes ? Quelles sont par exemple vos relations avec le CPAS ?

Tous ceux qui s’occupent du social au niveau de la commune (et pas seulement le CPAS) sont vigilants par rapport aux droits humains et à la recherche de l’égalité. Par ailleurs, on a indéniablement fait des progrès dans l’accueil des personnes d’origine étrangère. C’est Clémentine Faik-Nzuji, docteur d’État ès Lettres et sciences humaines et écrivaine congolaise qui a proposé dans les années 1990 une formation des membres de l’administration communale à la différence culturelle, afin que la notion de respect soit présente lors de l’accueil des étrangers. Mais parallèlement, une formation a été organisée à l’UCL pour les jeunes qui arrivent, car ce n’est pas parce qu’on est étranger qu’on est automatiquement respectueux des droits de l’Homme. Ces formations ont servi à expliquer les coutumes des deux parties en présence.

Vous avez aussi intégré la préoccupation pour les droits humains dans la politique étrangère de la commune et les relations nord-sud…

Oui, tout à fait. Avant la tombée du mur de Berlin, nous avons par exemple été une des premières villes à “ jumeler ” avec une ville universitaire hongroise, Vesprem, et avons introduit dans la charte de jumelage la notion de respect des droits de l’Homme. En 1994, nous avons fait de même avec Tiassalé, une petite ville très dynamique de la Côte d’ivoire. Par ailleurs, en 1990, lorsque nous avons participé à l’Opération villages roumains et envoyé un camion de vivres et de vêtements là-bas, nous avons réagi, parce que les Tziganes étaient dans beaucoup d’endroits exclus de cette solidarité entre communes belges et roumaines. Nous n’avions évidemment pas de leçons à donner, mais en parler avec nos interlocuteurs pouvait, pensions-nous, faire progresser les choses…

À ce propos, justement, quel bilan dresseriez-vous en matière de respect des droits humains ?

Il y a 20 ans, certaines personnes actives dans le domaine des relations Nord-Sud pensaient qu’introduire un critère « droits de l’Homme » allait créer des discriminations entre les pays aidés, ce qui n’était pas tout à fait faux. Si on avait pris la décision de n’aider que les pays qui respectaient les droits de l’homme, on n’aurait pas aidé grand monde ! Les droits de l’Homme étaient donc perçus comme un luxe, comme quelque chose que l’on respecte et auquel on adhère, mais pas du tout comme

De même il y a 20 ans, au niveau interne de la commune, la plupart des services (police, etc.) n’avaient que peu intégré la notion de respect des droits de l’Homme. Il y a eu d’indéniables progrès.

“ Liberté, Égalité, Fraternité ” : je ne connais rien de plus beau comme devise ! Si l’on veille au respect de ces principes en politique, les droits de l’Homme en sortiront renforcés. Aujourd’hui, au Collège communal, avant de prendre une décision, on se pose systématiquement la question de savoir si elle n’engendrera pas de non respect des droits humains. C’est aussi une fameuse évolution !

Maintenant, y a-t-il dans les actes un meilleur respect des droits humains au niveau de la commune ? Tout dépend dans quel domaine et où on place la barre. En matière d’enseignement et de culture, il y a une égalité de droits. Mais les moyens financiers des parents ne suivent pas toujours, car il y a privatisation de toute une série de services qui deviennent payants. On peut dire que les cas flagrants de non respect des droits de l’homme sont rencontrés, mais il faut constamment continuer à sensibiliser les citoyens. Ainsi, l’accueil des Gens du Voyages reste un sujet délicat ; malgré tous les efforts d’information et de sensibilisation déployés, on constate encore une tiédeur des citoyens lorsqu’il s’agit d’accueillir dans leur quartier des nomades.

Un domaine dans lequel nous souhaiterions également progresser, c’est l’intégration, dans le cahier des charges de tous les marchés publics, de critères qui tiennent compte du respect des droits humains. Voilà 5 ans qu’on essaie de le faire, mais l’administration attire à chaque fois notre attention sur les risques encourus sur le plan légal. Écarter, disons, une compagnie pétrolière d’un marché parce qu’elle ne respecte pas les droits humains, dans tel ou tel pays de la planète, est plutôt délicat. Il faudrait notamment réussir à prouver les atteintes aux droits humains commises par cette compagnie, ce qui est souvent très compliqué. De surcroît, est-on sûr que sa concurrente les respecte davantage et partout ? Mais il ne faut pas désespérer : cette préoccupation fait actuellement son chemin au niveau international…

Ceci dit, même en Belgique, beaucoup d’entreprises ne respectent pas non plus les droits de l’Homme dans leur pratique quotidienne, que ce soit en matière de stress causé au personnel, ou d’inégalité hommes-femmes, par exemple.

Enfin, je ne suis pas fier d’être élu dans une commune où l’impôt des personnes physiques (IPP) est à 6%. Avec la volonté politique qu’on a, on aurait pu avoir des impôts un peu plus élevés et consacrer le surplus à la redistribution, que ce soit pour l’enseignement, les droits de l’Homme (en allouant par exemple un budget plus important aux associations comme Amnesty ou La Ligue des droits de l’Homme) et pour la solidarité Nord-Sud.

On ne consacre pas assez d’argent à la coopération avec les pays du Sud. Je suis déçu par cette frilosité. Dans toutes les formations politiques, on a peur d’organiser la solidarité, parce qu’on a peur de la sanction des électeurs. Il faut changer cette mentalité.

Propos recueillis par Anne-Marie Impe

  1. Les tambours pour la paix à Ath : http ://www.notele.be/list38-vivre-ici-media41651-les-tambours-de-la-paix.html Les clubs UNESCO et les tambours pour la paix : https ://www.youtube.com/watch ?v=7MsI-vCFGhQ
  2. Avec sa femme Moussia, Arthur Haulot a fondé la Journée mondiale poésie enfance en 1977. « Il nous semblait d’une urgence absolue que dès l’école maternelle et primaire, on apprenne à ces futurs adultes, à travers la poésie, à prévenir les conflits, à gérer la relation avec l’autre dans la non-violence », expliquait Moussia Haulot qui poursuit en expliquant que le recours aux mots, au dialogue permet d’éviter d’avoir à s’expliquer par les poings ou les armes.
  3. Les villes et communes « Territoires de Mémoire » se proposent de « résister aux dangers et à la propagation des idées d’extrême droite en transmettant des valeurs démocratiques aux jeunes générations et en sensibilisant les personnels communaux à l’importance du travail de mémoire et à la lutte contre toutes les formes d’exclusions ». Pour en savoir plus, voir le site de l’ASBL Territoires de la mémoire.
  4. Le 30 novembre 2010, 1338 villes de 86 pays ont éclairé un monument ou une affiche pour marquer la journée internationale de mobilisation contre la peine de mort, intitulée “ villes pour la vie, villes contre la peine de mort. ”