1.2 Introduction

De Les droits humains au coeur de la cité
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ÇA SE PASSE PRÈS DE CHEZ VOUS…

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« Où les droits de l’Homme commencent-ils ?, s’interrogeait en 1948 Eleanor Roosevelt, co-auteure de la déclaration universelle des droits de l’homme. et elle répondait : Dans des lieux proches de nous, si proches et si petits qu’on ne peut les voir sur aucune carte du globe. C’est le monde de la personne individuelle, du quartier où elle vit, de l’école ou du collège qu’elle fréquente ; de l’usine où elle travaille. Ce sont les endroits où chaque homme, chaque femme, chaque enfant cherche l’accès égalitaire à la justice, l’égalité des chances, le respect de la dignité et une protection contre la discrimination. Si ces droits n’ont pas de signification dans ces lieux proches, ils n’ont pas de signification ailleurs ».

Cette phrase illustre fameusement le rôle que peuvent jouer les pouvoirs locaux dans le respect des droits humains. Les compétences des communes touchent, en effet, directement à l’exercice des droits fondamentaux reconnus par les textes et normes internationaux, en particulier dans les domaines de l’éducation, de la santé, du logement ou encore de l’égalité entre hommes et femmes. C’est aussi dans le cadre local que des habitants subissent l’injustice et l’arbitraire : l’expulsion de leur maison, l’insécurité, la violence. Pour les citoyens, la commune est incontestablement le premier « lieu des droits de l’Homme », de leur respect… ou de leur transgression.

Les municipalités reflètent directement l’état des droits humains dans une société. Les choix apparemment anodins qui y sont faits – la réfection d’une rue, l’organisation d’un événement culturel, le menu d’une cantine scolaire, l’autorisation ou non d’une manifestation publique – peuvent conforter des droits et des libertés ou, au contraire, établir des discriminations politiques ou religieuses et négliger les besoins essentiels de certaines catégories de citoyens.

Dans une société de plus en plus complexe, où les compétences des différents niveaux de pouvoir apparaissent dilués, où les instances nationales de décision et de représentation semblent de plus en plus distantes et impuissantes face à des processus comme l’intégration européenne et la globalisation, la commune apparaît aussi comme l’institution de premier recours, ce qui la rend particulièrement importante pour les personnes les plus marginalisées et dénuées de droits.

Les points de contact et d’interaction avec les élus y sont plus nombreux et directs qu’au niveau national. Les réunions des conseils communaux sont, sauf exceptions, ouvertes au public et les communes ont mis sur pied des structures formelles de dialogue et de consultation, créant ainsi des canaux au travers desquels les citoyens peuvent acheminer leurs propositions ou leurs critiques. La commune est ainsi « l’école primaire ” de la démocratie et de la citoyenneté, le premier stade, l’un des plus fondamentaux, d’apprentissage de la participation, mais aussi, de manière tout aussi essentielle, du contrôle démocratique. « Les démarches de participation citoyenne, écrivait en 2007 Alain Depret, directeur de la communication à l’Union des villes et communes de Wallonie (UVCW), permettent d’améliorer la gouvernance au niveau local, au sens où elles améliorent la circulation de l’information et où elles permettent que ceux qui sont directement touchés par les décisions publiques aient la possibilité de s’exprimer. La participation constitue un levier de la citoyenneté »[1].

L’URBANISATION DU MONDE

La question des droits humains se pose dans toutes les communes, quel que soit le nombre de leurs habitants. Toutefois, cette réflexion prend une dimension particulière en raison de l’urbanisation accélérée du monde. Deux tiers des habitants de la planète vivent aujourd’hui dans les villes et, selon les prévisions des instituts démographiques, ce phénomène ne fera que s’accentuer dans les prochaines décennies : la population urbaine devrait passer de 3,3 milliards en 2007 à 6,4 milliards en 2050.

Comme Janus, ce phénomène présente deux visages. Si, comme le disait un philosophe allemand au XVIIe siècle, « l’air de la ville rend libre », délivrant en partie ses habitants des contraintes familiales, claniques et religieuses inhérentes aux conditions villageoises, l’extension de l’urbanisation peut tout autant se transformer en un carcan pour les libertés et les droits. Le « boursouflement urbain ”, particulièrement dans les pays les plus inégalitaires ou les plus pauvres, touche directement aux droits humains. L’exode rural y est souvent provoqué par la misère, l’oppression, voire la dégradation de l’environnement. Dans les quartiers défavorisés où ils se concentrent – favelas du Brésil, townships d’Afrique australe –, une grande partie des nouveaux citadins subissent la violence et l’exclusion. Les flux migratoires illustrent ces mêmes phénomènes dans la mesure où la cause du départ est souvent liée à la violation de droits humains (dictatures, conflits armés, ségrégation, pauvreté) et que, dans les villes où ils aboutissent, nombre de migrants sont confrontés à la discrimination et à l’exploitation. Les mégapoles, en particulier, doivent faire face à des défis sociaux qui mettent à l’épreuve leur capacité d’assurer à leurs habitants les services essentiels auxquels ils ont droit, aux termes des conventions internationales des droits humains. Le gigantisme urbain affecte également les vertus démocratiques prêtées au pouvoir communal. Il distend la proximité avec les élus, entrave l’interaction directe avec l’administration et affaiblit la capacité de pouvoir exprimer ses revendications. la naissance du mouvement en faveur des droits de l’homme dans la cité s’explique largement par le développement de ces conurbations urbaines tentaculaires et par les défis immenses qu’elles lancent en matière de respect des droits fondamentaux.

Ces dernières années, en effet, au niveau régional et international, un véritable mouvement du “ droit à la ville ” ou des “ droits de l’Homme dans la ville ” s’est développé, ponctué de Déclarations et de Chartes. L’un des moments phares de cette “ municipalisation ” du monde a été la Conférence Habitat II, qui s’est tenue sous l’égide des Nations unies à Istanbul en décembre 1996. Le Forum des autorités locales pour l’inclusion sociale, créé en 2001 à Porto Alegre, dans le cadre du Forum social mondial, a lui aussi largement contribué à cette prise de conscience du droit à la ville.

Depuis lors, de nombreux textes et engagements ont été souscrits, certains portant sur des droits spécifiques, comme l’illustrent la Coalition internationale des villes contre le racisme ou les Villes Santé OMS, d’autres s’adressant au contraire à l’ensemble des droits humains, à l’exemple de la charte européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme dans la ville et du projet de charte Agenda mondiale des droits de l’homme dans la cité. Des coalitions et des réseaux se sont formés, marqués en particulier par la création de l’organisation Cités et gouvernements locaux unis (CGLU), née de la fusion, en 2004, des deux ailes du mouvement municipaliste mondial, la Fédération mondiale des cités unies et l’Union internationale des autorités locales.

L’APPROCHE DROITS HUMAINS

Le mouvement pour le droit à la Cité reflète une évolution générale qui a vu l’adoption par de nombreuses ONG et par des institutions des Nations unies d’une approche fondée sur les droits humains. Celle-ci postule que « tous les êtres humains ont certains droits qui sont inaliénables et qui leur permettent de formuler des revendications lorsque leurs droits sont niés ou bafoués ». Elle implique que « les droits humains touchent à tous les aspects de la vie et donnent à chaque être humain la chance de vivre à l’abri du besoin, de la peur et de la discrimination ».[2]

Affirmant l’obligation des États de mettre en œuvre concrètement les textes internationaux qu’ils ont ratifiés, cette démarche se fonde sur le recours à des instruments juridiques précis qui permettent de mesurer l’action des autorités. Elle prévoit également des recours légaux, c’està-dire la possibilité pour le citoyen de porter plainte devant un tribunal si les autorités ne s’acquittent pas de leurs obligations. Plus ambitieuse que la “ bonne gouvernance ”, qui se limite à introduire des réformes légales et institutionnelles pour accroître la sécurité juridique et lutter contre l’arbitraire et la corruption, cette conception implique, selon le PNUD, « des valeurs, des politiques et des institutions guidées par les principes des droits humains, c’est-à-dire l’égalité et la non-discrimination, la participation et l’inclusion, la reddition de comptes et l’État de droit ». Elle fait en sorte, ajoute Claire Young, que « toutes les décisions prises par des agences municipales et leur personnel tiennent compte des textes sur les droits humains et des obligations qu’ils entraînent »[3].

Cette revendication d’une approche fondée sur les droits humains s’est conjuguée avec la prise de conscience internationale de la place des pouvoirs locaux dans la mise en œuvre effective de ces droits. Dans le contexte de politiques de décentralisation ou de régionalisation, de nombreux pays ont, en effet, redéfini les compétences reconnues aux divers niveaux de pouvoir. La Belgique, avec l’adoption par la Région wallonne d’un nouveau Code de la démocratie locale et de la décentralisation, s’est engagée sur cette voie. En Afrique du Sud, la loi sur les systèmes municipaux enjoint aux communes de favoriser, par la création de structures formelles, la participation citoyenne dans l’élaboration des politiques de développement local, élément clé de l’exercice effectif de droits aussi essentiels que la santé ou l’éducation. Des processus similaires ont eu lieu en Amérique latine, où la “ municipalisation ” a été présentée comme un antidote à la concentration des pouvoirs au sein du gouvernement central et comme l’un des instruments de la démocratisation et du développement équitable. Certes, comme le note l’International Centre for Human Rights Policy, « la responsabilité première de la protection et de la promotion des droits humains incombe à l’État central, qui a la double mission de surveiller l’action des pouvoirs locaux afin de s’assurer que ces droits soient respectés et de donner à ces pouvoirs locaux les prérogatives et les moyens dont ils ont besoin pour accomplir les tâches qui leur sont assignées »[4]. Toutefois, la “ municipalisation des droits humains ” s’est appuyée sur la conviction que la participation des citoyens, leur éducation, l’accès à l’information, la transparence, la responsabilisation des fonctionnaires étaient essentiels à l’exercice effectif des droits et que les communes étaient dans ce cadre l’un des niveaux les plus importants d’intervention, car le plus concret et le plus proche. Le rôle des communes, particulièrement concernées par les droits au logement, à l’eau, à la santé, à la sécurité ou à l’éducation, a également pris une plus grande visibilité dans la mesure où le mouvement des droits humains a de plus en plus intégré dans son mandat et ses campagnes, aux côtés des droits de première génération (droits civils et politiques), les droits de deuxième génération (droits économiques, sociaux et culturels). Qualifiés de “ droits-créances ”, ils se réfèrent à la responsabilité de la société, c’est-à-dire des autorités publiques, d’assister les citoyens éprouvant des difficultés à subvenir à leurs besoins essentiels. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, texte fondateur de la République française, proclamait que « la société doit la subsistance aux citoyens malheureux ». Consacrés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, ces droits sont inscrits dans la plupart des Constitutions nationales.

INITIATIVES

Les communes ont mis en place depuis très longtemps des services chargés de répondre aux besoins économiques et sociaux de leurs habitants et en particulier des plus démunis. En Belgique, les Centres publics d’action sociale (CPAS) sont au cœur de cette responsabilité et nombre d’entre eux offrent des exemples de bonnes pratiques afin d’appliquer les textes fondamentaux des droits de l’Homme [5], particulièrement en faveur des personnes les plus fragilisées.

Plus récemment, cette volonté de « ramener les droits humains à la maison »[6] a débouché sur une série d’initiatives visant à engager directement les communes dans la défense et la promotion de l’ensemble des droits humains. Des institutions ont été créées, notamment pour combattre la discrimination raciale ou de genre, à l’exemple des Commissions des droits humains des villes américaines, des Bureaux anti-discrimination aux PaysBas ou de l’Office pour la non-discrimination de Barcelone.

Plus ambitieuses, des villes ont instauré des Commissions municipales des droits humains, dont le mandat dépasse la lutte contre les discriminations pour proposer une approche globale de l’action municipale fondée sur les droits de l’Homme. La volonté d’ancrer les droits humains au cœur des villes s’est également concrétisée dans l’adoption de chartes municipales des droits de l’homme. L’objet de ces textes n’est pas de créer des exceptions au niveau national, comme s’il s’agissait de créer des îlots municipaux d’exercice de ces droits, mais bien, comme le note Claire Young à propos de la Charte montréalaise, « d’assurer que les lois municipales soient en accord avec les engagements internationaux, nationaux et provinciaux »[7].

Ces engagements sont clairement établis dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le Pacte international sur les droits civils et politiques et le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, mais aussi dans des instruments plus spécifiques, comme la Convention internationale sur les droits des enfants, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ou la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. « Les chartes municipales, précise Claire Young, offrent un guide sur ce que ces droits signifient dans la vie quotidienne des gens ». Les Chartes reconnaissent la ville comme un espace politique et social important, en raison notamment de son accessibilité, c’est-à-dire de sa proximité lorsqu’il s’agit de respecter effectivement les droits des personnes les plus vulnérables, comme les sans-abri ou les pauvres.

Ces Chartes sont parfois accusées de n’être que de (louables) déclarations d’intention, dans la mesure où elles ne prévoient pas de mécanismes formels de mise en œuvre, ni d’instance d’introduction de plaintes ni de systèmes de contrôle de l’application effective des clauses qu’elles contiennent.

Ces manquements ont été pris en compte par d’autres chartes, comme celle de Montréal, qui a veillé à instaurer un ombudsman de la ville, « dont le rôle, selon ses propres termes, est de faciliter le dialogue et de recommander des solutions concrètes aux citoyennes et citoyens et à l’Administration ». La Ville de Montréal a également prévu, dans cet esprit, une évaluation de l’efficacité de la Charte, dans les quatre années suivant son entrée en vigueur.

Cette démarche, dans le cadre d’une consultation publique, est censée veiller à « la pertinence et à la couverture des droits et responsabilités énoncés dans la Charte ainsi qu’au respect des processus de suivi, d’enquête et de plaintes qu’elle prévoit ».

Soucieuse de ne pas être seulement une charte des droits mais aussi des obligations, la Charte montréalaise a également instauré un principe de responsabilité des citoyens et citoyennes. « Ils participent à un effort collectif avec la Ville visant à assurer la jouissance des droits et ils posent des gestes compatibles avec les engagements de la Ville », précise une note d’explication de la philosophie de la Charte montréalaise. Cette responsabilisation inclut par exemple « l’exercice du droit de vote, l’usage approprié des équipements collectifs, la consommation de l’eau de manière responsable, la participation au maintien de la propreté de la ville ».

INADÉQUATS ?

Certaines chartes du droit à la ville soulèvent des questions de légitimité et de mandat. Ces textes, par exemple, prêtent parfois aux communes des pouvoirs qui ne sont pas nécessairement les leurs et qui relèvent en premier lieu des compétences de l’État. Répondant à ces objections, les militants des droits humains dans la ville prétendent inciter les communes à promouvoir des politiques qui favorisent l’exercice de ces droits, même lorsqu’il s’agit de sujets pour lesquels elles n’ont pas de compétence légale.

Dans certains pays, des pouvoirs locaux ont d’ailleurs cherché à “ faire mieux ” que l’État central, en adoptant des mesures plus avancées en matière de droits humains. C’est la voie qui a été suivie par la ville de San Francisco, ville d’avant-garde aux États-Unis en matière de lutte contre les discriminations de genre. En 1998, comme le Sénat américain n’avait toujours pas ratifié la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, le maire fit adopter une ordonnance visant à la mise en œuvre effective de la Convention au niveau municipal.[8] (Voir fiche sur l’égalité des genres à San Francisco)

Cette approche s’est appliquée également à la lutte contre le réchauffement climatique. En 2005, de nombreux maires de villes américaines, dont New York et Los Angeles, se sont engagés à réduire les émissions de gaz à effet de serre au niveau de leur municipalité en appliquant le Protocole de Kyoto, un traité que le gouvernement fédéral avait refusé de signer. Dans la même logique, en 2017, des centaines de maires se sont mobilisés en faveur de la mise en oeuvre de l’Accord de Paris sur le climat.

Cette stratégie du contournement caractérise aussi la diplomatie des villes. Certaines municipalités américaines, hostiles aux choix de la Maison Blanche, ont mené leur propre politique étrangère, en prenant des mesures censées contredire leur gouvernement ou compenser ses manques. Elles ont décrété des politiques de désinvestissement, c’est-à-dire de retrait de fonds de pension communaux investis dans des entreprises traitant avec des pays accusés de graves violations des droits de l’Homme. D’autres, dans leurs appels d’offre et marchés publics, ont cherché à écarter les entreprises coupables ou complices d’atteintes aux droits humains. D’autres encore ont adopté des résolutions communales sur des questions de politique étrangère, dans le but d’influencer le débat au niveau national. (Voir fiche sur la politique internationale des communes) La commune, ces exemples en témoignent, est inévitablement inscrite dans des rapports de force entre les pouvoirs. Certains mouvements n’hésitent pas à utiliser les “bastions communaux” pour défier politiquement le pouvoir central et bâtir, au niveau municipal, une “ contresociété ” ou à tout le moins un modèle politique alternatif censé, à terme, créer de nouvelles réalités politiques. Dans les années 1980, l’adoption de budgets participatifs dans les villes de Porto Alegre ou Belo Horizonte au Brésil ne cherchait pas seulement à répondre aux attentes et aux besoins des citadins, mais visait également à construire une alternative au pouvoir central et à mobiliser la population après de longues années de régime militaire.

Pour l’urbaniste Jordi Borja, ce processus de développement et de légitimation de nouveaux droits passe par trois phases : « culturelle, pour assurer l’hégémonie des valeurs qui sous-tendent ces droits ; sociale, par la mobilisation citoyenne en vue d’obtenir leur légalisation et la création de mécanismes et procédures à même d’assurer leur mise en œuvre ; politique et institutionnelle, pour formaliser, consolider et développer des politiques et de la sorte les rendre effectives »[9].

RÉSERVES

Le mouvement en faveur d’un rôle accru des communes dans la mise en œuvre des droits humains a inévitablement suscité des réserves, voire des critiques. Certains ont souligné les risques pour les communes de prendre des engagements qu’elles ne pourraient pas facilement respecter. Les villes qui ont adopté des Chartes ont pris soin de préciser, à l’exemple de Montréal, que les « engagements énoncés sont soumis aux limites des compétences de la Ville et à ses limites financières et que la Charte n’est pas destinée à fonder un recours judiciaire ni à être invoquée devant une instance judiciaire ou quasijudiciaire ».

Ces précautions n’éliminent pas tout risque politique. « Bien que les Chartes de villes ne semblent pas avoir de valeur légale, écrit l’expert italien Michele Grigolo, auteur d’une thèse de doctorat sur les droits de l’Homme dans la ville, elles pourraient ouvrir un espace de contestation, une fenêtre d’opportunité pour les ONG et les mouvements sociaux pour embarrasser les autorités locales lorsque celles-ci ne sont pas à la hauteur de leurs promesses ». [10] Michele Grigolo met également en garde contre deux dérives potentielles : la tentation d’utiliser les droits humains au service d’une stratégie de marketing politique et de se limiter à adopter des initiatives symboliques, « comme des débats publics ou des célébrations de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, même si celles-ci, ce qui est certainement louable, peuvent contribuer à éduquer les citoyens aux valeurs des droits humains »[11].

Certains doutent, par ailleurs, des vertus démocratiques attribuées au niveau communal, soulignant que la décentralisation ne coïncide pas toujours avec une démocratisation ou une amélioration du respect des droits humains. Dans la même veine, des politologues expriment la crainte d’une politisation et d’une clientélisation des droits de l’Homme : comment assurer l’impartialité de ces politiques au sein d’entités locales où la proximité, au lieu d’assurer un lien de citoyenneté, pourrait provoquer des rapports de dépendance voire d’intimidation ? « Un bailli, comme le veut un dicton anglais, peut être plus autoritaire qu’un Roi ».

Enfin, plusieurs juristes craignent aussi que des demandes adressées aux pouvoirs locaux ne contribuent à diluer les droits de l’Homme. « La tendance contemporaine à convertir systématiquement les revendications politiques et les exigences éthiques dans le langage du droit et des droits de l’Homme n’est pas sans risques, écrit Danièle Lochak. Risque de désintégration de la catégorie des droits de l’Homme, à force d’y rassembler des revendications non seulement hétérogènes mais contradictoires ; risque d’une perte de crédibilité qui affecterait l’ensemble des droits de l’Homme, à force d’y inclure des aspirations dont la réalisation est hors de portée ou dont la violation ne peut être sanctionnée »[12].

LE CHEMIN SE FAIT EN MARCHANT

Les municipalistes favorables à une approche “ droits de l’Homme ” sont conscients de ces réserves et de ces objections. Ils reconnaissent les limites des compétences et des moyens des communes. Ils voient les droits de l’Homme dans la ville dans le cadre d’une complémentarité des actions à tous les niveaux de pouvoir.

Adopté en 2008, le Plan de cohésion sociale des villes et communes de Wallonie offre un exemple de cette interaction permanente. Inspiré du concept de cohésion sociale du Conseil de l’Europe, il vise à soutenir les communes qui s’engagent à « assurer à tous les individus ou groupes d’individus l’égalité des chances et des conditions, l’accès effectif aux droits fondamentaux et au bien-être économique, social et culturel ».[13] (13) Cet appui octroyé au niveau régional est un élément de la durabilité des politiques mises en œuvre.

L’adoption d’une approche fondée sur les droits humains est inévitablement graduelle. « Le chemin, comme l’écrivait le poète espagnol Antonio Machado, se fait en marchant » et s’il a pour objectif ultime la mise en œuvre d’une stratégie globale d’appui aux droits humains, il peut passer par des initiatives plus limitées et plus modestes, au diapason des réalités locales et à la hauteur des ressources communales. Il s’agit de développer, pas à pas, une véritable “ culture des droits humains ” qui permette de garantir la jouissance effective de ces droits dans ces « lieux proches de nous », dont parlait Eleanor Roosevelt à la veille de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Et de contribuer ainsi au respect des engagements pris solennellement par les États.

Jean-Paul Marthoz

Références

  1. [1]Alain Depret, La participation citoyenne dans les communes wallonnes : une réalité, 23 octobre 2007,
  2. Définition proposée par Concord, la confédération européenne des ONG d’urgence et de développement.
  3. Claire YOUNG, Bringing Human Rights to the City : Municipal Human Rights Center in Canada, Centre pour les droits à l’égalité au logement, Toronto, 2005.
  4. Local Government and Human Rights : Doing Good Service, International Centre for Human Rights Policy, 2002, Genève, p. 20.
  5. Lire à ce sujet “Le Centre public d’action sociale”, Christophe ERNOTTE, in Focus sur ma commune, Union des villes et communes de Wallonie, 2010.
  6. Cynthia SOOHOO, Catherine ALBISA, and Martha F. DAVIS, Bringing Human Rights Home, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 2009, 411 pages.
  7. Claire YOUNG, op.cit., Centre pour les droits à l’égalité au logement, Toronto, 2005.
  8. Michele GRIGOLO, The CEDAW ordinance in San Francisco : mainstreaming, translating and implementing women’s human rights at the city level, European University Institute, 2008, 17 pages.
  9. Cities for All : Proposals and Experiences towards the Right to the City, Ana SUGRANYES and Charlotte MATHIVET, Habitat International Coalition, Santiago de Chile, 2010, p. 16.
  10. Michele GRIGOLO, Human Rights and the City : Anti-discrimination laws and policies in New York and Barcelona, European University Institute, Florence, 2009, pp.1 et 2.
  11. Michele GRIGOLO, Human Rights and the City, op.cit., p. 6.
  12. Danièle LOCHAK, Les droits de l’homme, La Découverte, Paris, 2002, p. 47.
  13. Plan de cohésion sociale des villes et communes de Wallonie, Direction interdépartementale de la Cohésion sociale (DiCS), 201